Pour la première fois dans l’Union européenne, un train fabriqué en Chine a assuré le 12 novembre une liaison longue distance, reliant Vienne à Salzbourg pour la compagnie autrichienne Westbahn.
Le train mis en service est une rame à deux niveaux conçue par le géant chinois CRRC. Avec une capacité d’environ 536 passagers et une vitesse maximale de 200 km/h, le modèle « Panda 4100 » affiche une consommation énergétique légèrement inférieure à celle de trains européens comparables. Pour Westbahn, qui en a commandé quatre, le choix répond à une logique de croissance rapide dans un marché très concurrentiel, avec des coûts d’exploitation à maîtriser. Les prix proposés par CRRC seraient jusqu’à deux fois inférieurs à ceux des constructeurs européens, un argument clé, souvent renforcé par des solutions de financement avantageuses. La société autrichienne se justifie par ailleurs en expliquant que son fournisseur principal, le suisse Stadler, était incapable de livrer de nouvelles rames dans les délais nécessaires pour accompagner son expansion.
Commandés en 2019 et livrés dès 2022, les trains auraient dû entrer en service en 2023. Leur mise en circulation a cependant été retardée par une procédure d’homologation plus longue que prévu. L’ Agence de l’Union européenne pour les chemins de fer (ERA), basée à Valenciennes, a imposé des tests supplémentaires exigeants, obligeant Westbahn à faire parcourir près de 300 000 kilomètres aux nouvelles rames avant d’obtenir l’autorisation de les exploiter commercialement. La compagnie autrichienne dénonce une bureaucratie européenne excessive, accusée de freiner l’innovation et de compliquer l’accès au marché des nouveaux entrants.
Plus gros fabricant de trains au monde, CRRC est né en 2014 de la fusion des deux grands constructeurs publics chinois CNR (pour le nord du pays) et CSR (pour le sud), et reste contrôlé à 51,4 % par l’État chinois. Colosse de 155 000 employés et de 46 filiales, il concentre encore près de 90 % de son chiffre d’affaires sur le marché intérieur, mais cherche depuis plusieurs années à s’implanter sur le très protégé marché ferroviaire européen, avec une progression bien plus lente que sa puissance ne le laisserait penser.
À ce jour, il n’a vendu que quelques locomotives de fret en Allemagne et en Hongrie, des tramways à Porto et Bucarest, ainsi que trois trains régionaux en République tchèque. Ses projets les plus importants sur le continent concernent surtout les infrastructures, notamment avec la participation chinoise à la ligne Belgrade–Budapest, facilitée par les relations étroites entretenues par Pékin avec la Serbie et surtout la Hongrie. L’annonce d’une future usine en Hongrie, développée avec une entreprise locale proche du pouvoir, est interprétée par certains comme un cheval de Troie industriel destiné à contourner les barrières commerciales européennes.
L’Union européenne surveille étroitement l’expansion du groupe. En 2024, la Commission avait ouvert une enquête approfondie visant une filiale de CRRC en Bulgarie, soupçonnée d’avoir proposé des trains à prix cassés grâce à des subventions publiques susceptibles de fausser la concurrence. Le groupe avait finalement retiré son offre en mai 2024, juste avant la publication des conclusions de l’enquête, ce que beaucoup avaient interprété comme une manière d’éviter un verdict compromettant. Cette affaire a néanmoins rappelé la détermination croissante de Bruxelles à utiliser les outils de défense commerciale pour réguler l’accès des entreprises soutenues par des États tiers.
En Autriche, la polémique actuelle reflète l’inquiétude de nombreux acteurs industriels et politiques. Des organisations professionnelles dénoncent un risque de fragilisation de la filière ferroviaire européenne, déjà confrontée à une concurrence mondiale intense. Pour elles, l’achat de matériel chinois par un opérateur européen revient à subventionner indirectement un rival stratégique soutenu par un État puissant. Les syndicats, de leur côté, appellent à une politique d’achats publics fondée sur la souveraineté industrielle afin d’éviter une dépendance croissante envers des fournisseurs extérieurs à l’Union.
Le ministre autrichien des Transports a exprimé lui aussi de fortes réserves, estimant que la mobilité européenne ne doit pas reposer sur des constructeurs liés à des gouvernements tiers. Il appelle à un débat européen sur l’intégration de critères de souveraineté dans les procédures d’homologation de l’ERA et dans l’attribution des marchés publics. Pour lui, l’enjeu est global : c’est la maîtrise des infrastructures critiques européennes qui est en question.
Les défenseurs d’une ouverture du marché adoptent une analyse différente. Selon eux, la menace que représenterait CRRC pour l’industrie européenne demeure pour l’instant lointaine, le constructeur étant encore peu présent dans les appels d’offres européens, en particulier à cause de la sensibilité des questions liées aux subventions. Ils rappellent que la concurrence chinoise pèse surtout en Amérique latine et en Asie du Sud-Est, où les industriels européens affrontent déjà ce rival de taille. En Europe, estiment-ils, l’important est le respect strict des normes de sécurité et de performance : une concurrence accrue pourrait stimuler l’innovation, réduire les coûts et, in fine, bénéficier aux opérateurs comme aux passagers.
Dans ce paysage contrasté, l’arrivée d’une rame chinoise dans les Alpes européennes dépasse de loin le simple acte commercial. Elle symbolise l’entrée, lente mais déterminée, d’un acteur mondial sur un marché longtemps considéré comme imprenable. Reste à savoir si cette première autrichienne marque un tournant durable ou si l’Europe choisira de renforcer ses mécanismes de protection pour préserver sa souveraineté industrielle.