À première vue, Shanghai reste un immense chantier. On y voit toujours et encore de nombreuses grues et constructions. Et la banlieue n’en finit plus de s’étendre. Mais derrière ces belles façades modernes se cachent désormais des vies fragilisées.
Deux couples, typiques de Shanghai, racontent ce basculement. Ces familles appartiennent à une génération qui croyait que demain serait meilleur qu’aujourd’hui. Leurs appartements de banlieue, leurs écoles privées, leurs voitures, leurs prêts : tout reposait sur cette certitude.
M. et Mme Liu, la cinquantaine, avaient acheté il y a quinze ans une jolie maison de banlieue avec petit jardin, convaincus de préparer leur retraite. En attendant, ils louent un appartement plus proche du centre. Lui, issu de la campagne, incarnait l’ascenseur social chinois des années 2000 : cadre respecté dans une multinationale. Elle, au foyer, consacrait son énergie à leur fille unique. Une famille modèle, une ascension ordinaire.
À l’autre bout de la ville, du côté de Pudong, M. et Mme Wang, plus jeunes, la quarantaine. Leur fils de dix ans fréquente une école privée qui se veut internationale : choix stratégique, dépense démesurée. Comme beaucoup, ils cumulent trois emprunts : voiture, logement et un second appartement acheté comme investissement.
Le point commun entre les deux familles ? Elles se débattent aujourd’hui dans la même angoisse.
Chez les Liu, tout s’est effondré quand le mari a perdu son emploi il y a deux ans : trop âgé, trop cher. Depuis, il cherche… La fille étudie aux États-Unis : fierté immense, gouffre financier. La location de la maison de banlieue ne suffit pas. Vendre ? Le marché est bas, les acheteurs rares. « Nous pensions être à l’abri », répète Mme Liu, désorientée.
Chez les Wang, l’équation a aussi cédé. Mme Wang a perdu son emploi et s’est lancée dans l’entrepreneuriat, qu’elle gère depuis un café. Le mari, cadre dans une société étrangère, gagne encore bien sa vie mais porte seul le poids des factures et celui de ses parents, qui vivent avec eux. Que faire si jamais il perdait son emploi ? Les vacances sont abolies, les sorties réduites. « On vit avec un nœud dans la poitrine », confie-t-il.
Deux familles, un même désenchantement. Dans leurs salons, les mêmes remarques. Les conversations prennent une tournure politique. Les critiques s’expriment — en privé — sans filtre : « Pourquoi pas un vrai plan de relance ? Pourquoi toujours choisir la voie de la confrontation géopolitique ? » Et puis la nostalgie revient : l’époque où la Chine s’ouvrait, attirait du monde, courait à toute vitesse.
Pourtant, le 3 septembre, jour de la grande parade militaire célébrant la victoire contre le Japon, tous se sont retrouvés devant leurs écrans. Ils ont applaudi, émus, face aux soldats impeccables et aux missiles rutilants. La propagande a touché juste. Le temps d’une matinée.
Les Liu, les Wang, leurs trajectoires se rejoignent dans ce paradoxe : fiers mais inquiets, orgueilleux mais perdus. Factures alignées sur la table. Échéances bancaires. Derrière les belles façades modernes, derrière les bruits de bottes, résonne la même question : comment boucler la fin du mois ?
Par Pierre Reney
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