« – Tu te rends compte Baba, le live a été suivi par plusieurs centaines de milliers d’internautes ! Et les commentaires n’arrêtent pas d’affluer, tu es une star ! »
Assis sur un muret devant le chantier, Shi Shanzhang hoche la tête et plisse des yeux sans lâcher du regard son fils. Avec ses cheveux blancs en bataille, sa barbe roussie par la fumée des cigarettes, ses habits fatigués et sales, un touriste égaré dans son village de la province du Guangxi le prendrait pour un mendiant sans remarquer les marques de politesse avec lesquelles les gens s’adressent à lui. Il est le maître d’œuvre traditionnel du village, le seul qui reste. Il a construit les deux tiers des maisons du village, des maisons traditionnelles tout en bois, sans clous ni vis, à l’image de la tour du tambour et du pont du vent et de la pluie, des chefs d’œuvre typiques d’un village de minorité Dong.
Penché sur son écran à en devenir un jour bossu, son fils semble plus impressionné par le nombre et les commentaires d’inconnus intéressés par sa vidéo qu’il ne l’a jamais été par les talents de son père. Cela fait longtemps qu’il n’habite plus au village, il est parti vers la ville de Liuzhou dès qu’il a pu. Il ne jure que par la vitesse, la technologie, la modernité, l’opposé de ce qui anime Shi Shanzhang. Devenir menuisier ? Quelle perte de temps et d’argent quand le béton armé fait aussi bien et moins cher. Shi Shanzhang s’est incliné et à 76 ans, il désespère de trouver un jeune à qui transmettre cet artisanat ancestral. Son fils a proposé de faire de la publicité sur Internet pour attirer de potentiels candidats, une vidéo en live sur le dernier chantier de son père, une maison en bois de 400m2 sur trois étages, construit sans plan, sans clou, sans vis, uniquement des assemblages de tenons et de mortaises. Le vieil homme ne sait pas se servir d’un téléphone portable et reste dubitatif sur le succès de l’entreprise mais la perspective d’un moment père-fils l’a séduit.
– Il y en a même un qui voit en toi une réincarnation de Lu Ban !
Le ton de son fils est admiratif, Shi Shanzhang sourit, la référence à Lu Ban (鲁班) le ramène soudain quelques décennies plus tôt.
Au village, la vie quotidienne suivait le rythme des saisons, tournait autour de l’agriculture et de l’élevage, le culte des ancêtres et la nature. Les machines s’utilisaient peu : l’entretien des champs en terrasse, le repiquage du riz, les récoltes, le labourage, tout se faisait manuellement, entre voisins, et les nombreux enfants offraient une main d’œuvre bien utile. Shi Shanzhang n’avait pas terminé l’école primaire et aidait aux champs. Son caractère rêveur irritait son père mais plaisait à l’homme, sorte de chaman du village, qui guidait les rituels funéraires et agricoles. C’est à lui que le petit Shi Shanzhang avait confié son lien particulier aux arbres. Dans la forêt, il entendait les bois chanter, savait en posant la main sur un tronc quelle réalisation il pourrait en tirer. Le chaman lui avait parlé de Lu Ban, figure légendaire de la Chine ancienne, artisan de génie, inventeur d’outils de charpenterie, vénéré comme un être semi-divin. Il lui avait raconté comment Lu Ban, petit, avait appris à écouter les arbres et à respecter leur essence pour y tailler des objets parfaitement adaptés, comment il s’était formé seul, en observant et en suivant ses intuitions. « Continue à t’inspirer de la nature, son esprit est puissant, elle te guidera là où tu dois aller. »
Quelques années plus tard, un incendie brûla la majeure partie des maisons du village et l’unique menuisier se trouva débordé. Tout en continuant à seconder son père aux champs, Shi Shanzhang donna des coups de main sur différents chantiers, observa, laissa son imagination échafauder des plans, visualisa dans sa tête la largeur d’une cheville, la position d’une encoche, la disposition d’un emboîtement. Quelques années plus tard, il se décida à construire sa propre maison, sans plans, sans formation particulière, avec cette voix dans sa tête et ses intuitions. Il réalisa tout lui-même, du choix des pins jusqu’aux meubles à l’intérieur.
Quand on transporta le chaman, désormais très âgé et grabataire, voir le résultat, le vieil homme grimaça, les yeux humides et Shi Shanzhang, penché au-dessus de sa bouche l’entendit chuchoter : « L’habileté humaine rivalise avec la nature elle-même ! (qiǎo duó tiān gōng, 巧夺天工) Quel travail ingénieux et parfait ! Tu es la réincarnation de Lu Ban. »
Ce compliment acheva de décider Shi Shanzhang, dorénavant il travaillerait le bois, en ferait son métier. Peu de temps après, il devint maître d’œuvre du village et toujours, il pensait au vieux chaman avec reconnaissance.
N’est-ce pas un signe, cette référence à Lu Ban ?
– « Avec ton téléphone, tu pourrais me trouver un temple dédié à Lu Ban dans la région ?
– Pour quoi faire ?
– Pour brûler un bâton d’encens au dieu protecteur des artisans et des bâtisseurs ! Puisque l’esprit de la nature ne parle plus à personne, faisons en sorte que Lu Ban donne un petit coup de pouce à ton esprit de la technologie. Et si je suis vraiment sa réincarnation, il nous exaucera ! » répond Shi Shanzhang dans un éclat de rire.
Par Marie-Astrid Prache
NDLR: Notre rubrique « Petit Peuple » dont fait partie cet article raconte l’histoire d’une ou d’un Chinois(e) au parcours de vie hors du commun, inspirée de faits rééls.