Après une demi-heure de marche, vélo à la main, dans une obscurité quasi-complète, Li Dongju aperçoit les lumières d’un village. Certains ne sont pas encore couchés et bientôt on fait cercle autour d’elle. Elle gesticule, parle chinois, pleure, personne ne comprend mais l’un d’entre eux a une idée. Il appelle quelqu’un et lui tend le téléphone. Au bout du fil, le cousin parle chinois, elle est sauvée.
Une fois rentrée chez elle, loin de se décourager, Li Dongju prend cette expérience comme une leçon. Si, comme la grenouille du conte tombée de sa branche en plein vol mais atterrie par miracle dans l’eau d’un lac, elle s’est mal préparée mais a eu de la chance, cela ne veut pas dire qu’elle ne pourra pas voler une seconde fois. Elle voyagera de nouveau à l’étranger, mais cette fois-ci en ne comptant que sur ses propres forces. Elle volera de ses propres ailes (自力更生, zì
Les années qui suivent cette première expérience, elle reste en Chine, traversant à vélo vingt villes, du sud-est de Hainan à l’extrême ouest du Xinjiang, son caniche calé dans le panier. Pour vivre pendant ces longues traversées, elle trouve des ménages ou de la plonge à faire dans des restaurants et des hôtels. Sur la selle de son vélo des jours et des jours, elle a le temps de penser, notamment à son amie d’enfance et n’oublie jamais de donner son nom aux gens qu’elle rencontre, sait-on jamais.
Deux ans plus tard, elle se sent prête pour un périple hors de Chine, cette fois-ci avec un itinéraire établi à l’avance et munie d’un smartphone équipé d’une application de traduction et d’une connexion GPS. Accompagnée de deux amis cyclistes rencontrés en ligne, Li Dongju parcourt le Vietnam mais aussi le Cambodge, la Thaïlande et la Birmanie. Ça y est, elle vole enfin. De retour chez elle après deux mois sur son vélo, des milliers de photos et des souvenirs plein la tête, le regard des voisins sur elle n’est plus le même. « Elle s’est émancipée » disent leurs yeux admiratifs et parfois envieux. Certaines, de son âge, viennent la voir au prétexte de regarder ses photos et confient des frustrations insoupçonnées sous leurs sourires de façade : « Si vous saviez comme j’en ai marre de mon mari après trente ans de vie commune, j’aimerais être libre comme vous », « ma fille souhaite que je m’occupe de ses jumeaux qui viennent de naître et moi j’aimerais tellement prendre du temps pour moi », « je me sens frustrée quand je vois vos photos et toutes celles sur Internet, quand est-ce que je ne serai plus cantonnée à la cuisine et à la garde des petits-enfants ? », « ma petite-fille pense que je me satisfais de ma vie parce que j’ai toujours connu ça mais les temps changent et moi aussi j’ai envie de voyager ».
Sur son vélo, Li Dongju se sent prête à escalader des montagnes et traverser des rivières. Le ciel immense la pousse à aller toujours plus loin, la grenouille du village a définitivement quitté son puits.
Au printemps et à l’été 2019, elle part pour l’Europe et découvre six pays, loin des cars bourrés de ses compatriotes cantonnés à des voyages organisés au pas de course. Li Dongju prend le temps. En Bosnie-Herzégovine, elle discute avec des barmans via son application de traduction. En Italie, elle profite d’une crevaison pour parler avec un randonneur solitaire de 80 ans qui lui apprend des jeux de cartes. En France, elle découvre le goût de la baguette grâce à une vieille dame à qui elle rend service. En novembre, elle s’envole pour l’Australie et découvre un pays ravagé par des incendies d’une ampleur inédite. En longeant les routes qui bordent les forêts, elle voit des kangourous calcinés et signale même un départ de feu auprès de la police locale. Un petit tour en Nouvelle-Zélande avant que la pandémie de Covid-19 la ramène en Chine en mars 2020, avant la fermeture des frontières.
Elle n’a pas retrouvé son amie d’enfance mais elle pense à elle très souvent. Faire du vélo l’a tirée de son puits et sauvée de la dépression. Que de chemin parcouru pour la grenouille dépendante des autres et effrayée par l’inconnu ! Au moment de fêter ses soixante ans, une grande fête en Chine car il marque un cycle de vie complet, Li Dongju se sent comme un loup sauvage libre et intrépide, et c’est sans plus aucun antidépresseur qu’elle entame un nouveau cycle de vie.
Par Marie-Astrid Prache
NDLR: Notre rubrique « Petit Peuple » dont fait partie cet article raconte l’histoire d’une ou d’un Chinois(e) au parcours de vie hors du commun, inspirée de faits rééls.