Il était une fois, à l’heure des réseaux sociaux, un petit homme au visage jovial qui se lança tout guilleret sur le plateau du jeu de l’oie qu’est toute vie. Né à Rongchang, à l’ouest de la municipalité de Chongqing, un premier coup de dés auspicieux l’envoie à l’université étudier l’ingénierie. Un autre coup de dés le fait avancer à la case 9, case faste, qui le fait voler à la case 26 où il travaille plusieurs années sur des sites de construction. La chance lui donne des ailes et des fourmis aux jambes, pourquoi ne pas tenter autre chose, monter une petite affaire, de vente de meubles ou bien une entreprise de réparation de voitures ? Les dés sont jetés, ce sera la case 31 et son sinistre puits. Coincé, il doit attendre qu’on vienne le libérer, l’affaire ne marche pas, il met la clé sous la porte.
Mais Jiang est un homme vaillant, il s’accroche à ses dés, avance, monte un restaurant, atterrit case 42 où un labyrinthe le ramène à la case 30. Le restaurant est mis en dépôt de bilan, Jiang se relève, reprend une entreprise de livraison à domicile, remonte courageusement les cases une à une. Case 58, couperet, faillite, retour à la case départ. En défaut de paiement sur plusieurs prêts, il a atteint les limites de ses cartes de crédit, ne se sent plus la force de recommencer à nouveau.
Désœuvré et quelque peu déprimé, il passe de longues heures sur son téléphone portable, découvre la popularité croissante de Chongqing sur les réseaux sociaux et le succès affolant des influenceurs. Pourquoi pas lui ? pense -t-il. Et puisqu’il ne sait ni danser ni parler en public, pourquoi ne pas mettre en avant des bonnes actions ? La gentillesse ne conduit-elle pas à la bonne fortune dit le proverbe ? Il attirera des followers par des vidéos mettant en avant les produits d’agriculteurs ou d’entrepreneurs de sa ville natale sans oublier des contributions à des associations caritatives.
Rapidement, la mairie de Rongchang lui décerne des récompenses mais les followers restent trop peu nombreux pour le faire vivre et ses économies fondent. Il tente alors le tout pour le tout, lance les deux dés avec la rage du désespoir et court acheter plusieurs oies braisées, délice culinaire de Rongchang. Son idée ? Réussir à les offrir à IShowSpeeed, jeune influenceur américain de 20 ans aux millions d’abonnés, venu faire un tour en Chine. À cinq reprises, dans cinq villes chinoises différents, à quelques jours d’écart, l’Américain voit Jiang, habillé d’un manteau confectionné dans un tissu traditionnel aux fleurs vives, lui tendre des spécialités culinaires de la ville de Rongchang. Et la ténacité paie.
Cinq cases fastes qui doublent le jet et le voici propulsé au jardin de l’oie, la case 63, encore stupéfait de l’immense popularité que cette rencontre lui a fait gagner. Les vidéos d’IShowSpeed mordant à pleines dents dans l’oie braisée, des deux discutant dans la voiture de l’Américain ou mangeant côte à côte, sont devenues virales et Jiang y gagne un surnom : Uncle Goose ou le Père l’Oie, « hashtaggé » un nombre incalculable de fois. Les petits cadeaux entretiennent les grandes amitiés, n’est-il pas (千里送鹅毛, qiān lǐ sòng é máo, plume d’oie envoyée à mille li) ? Jamais une oie offerte n’aura été aussi rentable et leur amitié a tout d’une grande au regard des millions qu’elle engrange.
Des millions de followers en plus pour Jiang, un retour triomphal à Rongchang, une licence commerciale, et même un million de yuan d’une banque locale pour l’aider à monter son entreprise. Des millions aussi pour la ville de Rongchang qui enregistre un afflux de deux millions de touristes quelques semaines plus tard lors des congés de la Fête du Travail. Père l’Oie lui-même offre des morceaux de sa volaille fétiche aux automobilistes qui sortent de l’autoroute pour rentrer dans la ville. Près de 290 000 oies seront mangées lors de ces trois jours fériés.
Si la solidité de cette amitié n’est pas garantie, la gentillesse et la simplicité de Jiang ont séduit les internautes. Reste maintenant à tenir le rythme, alimenter son compte avec des vidéos, satisfaire ses fans dont il dépend. Il y a peu, un évènement en direct organisé par le gouvernement local et animé par Jiang a récolté 5 millions de vues et 3 millions de yuans en achats immédiats.
Lui restera-t-il du temps et assez de discernement pour trouver la femme de sa vie parmi les centaines de jeunes femmes qui s’accrochent à son bras à chaque évènement ? Ce souhait, confié à IShowSpeed et partagé sur les réseaux, enflamme ses fans qui espère pour lui un lancer de dés aussi chanceux que le précédent. L’oie n’est-elle pas le symbole du mariage fidèle ? Et si heureuse élue il y a, pas de bague de fiançailles, gageons que Lin Jiang aura sous la main le cadeau approprié selon les Anciens : une oie, sauvage cette fois-ci…
Par Marie-Astrid Prache
NDLR: Notre rubrique « Petit Peuple » dont fait partie cet article raconte l’histoire d’une ou d’un Chinois(e) au parcours de vie hors du commun, inspirée de faits rééls.