Au cœur de l’été, mi-juillet, Pékin a dévoilé un symbole éclatant de son ambition ferroviaire : un train à sustentation magnétique capable d’atteindre les 600 km/h. Présenté par son constructeur, CRRC, comme l’avenir du transport terrestre, ce maglev supersonique promet de réduire le trajet Pékin–Shanghai à 2 h 30, contre plus de 5 h aujourd’hui. Son design futuriste, son système de lévitation supraconductrice et sa suspension électromagnétique témoignent d’une ingénierie de pointe. Pourtant, derrière cette vitrine technologique se cache une réalité plus complexe, marquée par une expansion ferroviaire gigantesque dont la logique économique est de plus en plus discutée.
En une décennie, la Chine a bâti le réseau à grande vitesse le plus vaste au monde : près de 48 000 km, assez pour faire le tour de la planète, avec l’objectif d’atteindre 72 000 km d’ici 2035. Ce chantier pharaonique, amorcé avant l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping, est l’un des plus grands projets d’infrastructure de l’histoire moderne. Le nom même des trains, “réjuvénation” (复兴, fù xīng), incarne la promesse d’une Chine puissante et modernisée. Pour Pékin, ces lignes ne sont pas seulement des rails : elles matérialisent la vision d’un État fort, capable de projeter son pouvoir à travers la technologie et un territoire grand comme 17 fois la France.
Mais le coût est vertigineux. Plus de 500 milliards de $ (environ 3 650 milliards de yuans) ont été investis ces cinq dernières années. L’opérateur China State Railway cumule près de 1 000 milliards de $ (environ 7 300 milliards de yuans) de dettes et consacre 25 milliards de $ (environ 180 milliards de yuans) par an au service de cette dette.
De fait, la rentabilité réelle de toutes ces nouvelles lignes est plus que limitée : la plupart d’entre elles sont déficitaires et certaines stations restent presque désertes. C’est le cas de Fushun (Sichuan), « petite » ville chinoise de 700 000 habitants qui compte 12 gares à grande vitesse dans un rayon de 65 km. À certains moments, les salles d’attente de 1 000 places accueillent à peine une vingtaine de voyageurs…
On le voit, l’expansion du réseau ferroviaire chinois ne répond pas toujours à une demande organique. Des lignes sont construites là où la démographie recule et où l’économie locale décline. Des régions agricoles voient ainsi surgir des infrastructures futuristes alors que leurs habitants quittent le territoire faute d’emplois. Ces investissements colossaux absorbent des ressources qui auraient pu être allouées ailleurs : protection sociale, éducation, santé, ou encore recherche technologique dans des secteurs stratégiques comme les semi-conducteurs.

Le gouvernement, lui, ne voit pas la situation du même œil : ces projets stimulent la croissance, absorbent les capacités industrielles excédentaires (en acier notamment), soutiennent des dizaines de milliers de travailleurs et façonnent de nouveaux pôles urbains pour désengorger les grandes villes. Cette logique s’inscrit dans un modèle où l’investissement représente encore 42 % du PIB chinois, contre 26 % en moyenne mondiale.
Mais cette stratégie a ses limites. Le ralentissement de la croissance, le vieillissement démographique et la baisse attendue de 200 millions d’habitants d’ici 30 ans pèsent sur la demande future. La rentabilité des nouvelles lignes reste incertaine, d’autant que le prix des billets est maintenu artificiellement bas pour éviter la grogne populaire. En Chine, le coût moyen d’un billet de TGV est quatre fois inférieur à la moyenne mondiale, et chaque tentative d’augmentation provoque des réactions virulentes sur les réseaux sociaux.
Certains projets frôlent l’absurde. Une ligne entre Chongqing et Kunming (Yunnan) existe déjà, mais un nouveau tracé de 20 milliards de $ (140 milliards de yuans) est en cours pour réduire le temps de trajet de 5 h à 2 h. Dans un pays où un vol intérieur peut coûter 350 yuans (40 euros) et prendre moins de trois heures, le rapport coût-bénéfice interroge. Le cas de la ligne vers le Tibet illustre la même logique : une infrastructure à plus de 50 milliards de $ (350 milliards de yuans) pour relier Chengdu (Sichuan) à Lhassa, avec un temps de trajet de 13 h, contre 2 h 30 en avion, est en cours de chantier, avec une inauguration prévue en 2030.
Pourtant, ce raisonnement ignore que Pékin ne cherche pas nécessairement à rentabiliser financièrement chaque ligne, mais à réduire la distance géographique entre certaines régions reculées et les centres de pouvoir politique et militaire. L’exemple de la ligne Lanzhou-Urumqi (Xinjiang), qui offre une durée de voyage de 10 h – 11 h contre 3 h en avion, peut sembler dépourvu de sens économique. Mais c’est oublier que pour Pékin, cette infrastructure doit avant tout servir la politique de « sinisation » de cette région majoritairement ouïghoure en permettant notamment un déploiement rapide de forces en cas de révolte.
En conclusion, le réseau ferroviaire chinois illustre un paradoxe fascinant : il combine audace technologique et enjeux géostratégiques, tout en soulevant des interrogations économiques et sociales. Si certaines lignes semblent surdimensionnées ou peu rentables, elles préparent aussi le terrain pour l’urbanisation future, la cohésion nationale et la stratégie de contrôle territorial. Difficile, dès lors, de trancher : la grande vitesse chinoise est-elle une folie coûteuse ou un pari visionnaire ? Probablement un peu des deux. Le temps dira si ces rails mèneront à la prospérité… ou à un long tunnel de dettes.