La nouvelle est tombée et il a éteint son téléphone portable, juste une heure, pour mieux savourer le chemin parcouru avant d’assurer quelques livraisons d’ici la fin de sa journée. Son scooter garé à l’entrée du jardin de Tinglin, il est entré sans payer, il connaît tout le monde ici, et déambule du lac au pavillon Kunshi. Il aime contempler les rochers étranges, ces pierres ornementales en calcaire, creusées, trouées, qui ornent les plus beaux jardins chinois du pays. La plupart de ces rochers viennent du lac Tai, tout proche de Kunshan, là où il habite. Les anciens disent que leurs cavités véhiculent l’énergie vitale, le qi, qui anime l’univers. Dans ces formes torturées, ces roches brutes taillées pendant les tempêtes par de
durs galets au fond du lac, Wang Jibing se retrouve. Il contemple là les transformations qui ont façonné sa vie depuis cinquante-cinq ans.
Un internaute à qui il confiait cet amour des pierres lui faisait remarquer que le poète Mi Fu de la dynastie Song s’adressait à un magnifique rocher comme à un frère chaque fois qu’il passait devant lui. Wang Jibing n’en est plus à un paradoxe près, lui que tous surnomment le « coursier-poète ». Rester sans rien faire devant ces roches est un luxe rare, à la mesure de l’improbable nouvelle qui lui est parvenu : lui, le livreur, le kuaidi, l’anonyme en veste bleue qui tend des sacs sans parler à des gens qui lui adressent rarement la parole si ce n’est pour se plaindre, lui, Wang Jibing, vient d’être nommé vice-président d’une association promouvant la lecture pour tous, dépendante du bureau aux Affaires civiles de la
municipalité de Xuzhou. Et cela après avoir vu, en 2023, son nom dans la liste des nouveaux membres de l’Association des Écrivains Chinois …
Les racines de sa famille se perdent dans les méandres du delta du Yangtsé, des hommes de la terre pour qui l’eau est un élément essentiel et un fléau, des agriculteurs privés de leurs terres non par l’eau mais par l’afflux des migrants attirés par Shanghai et Suzhou, leur village phagocyté petit à petit par l’expansion urbaine sans qu’ils ne soient inclus dans le processus. Il a fallu partir aussi, ses frères aînés d’abord, lui ensuite. Il aurait tant aimé finir son secondaire, passer son gaokao, montrer à ses parents que son amour des livres et de la poésie le mènerait quelque part. On se moquait gentiment du petit dernier, le seul à aimer l’école et à rapporter des livres à la maison. On se moquait mais on l’admirait aussi quand il récitait devant les voisins les poèmes appris par cœur, ceux de Li Bai ou de Li Shen, et aussi les siens, qui parlaient de leur quotidien à tous, hésitants, malhabiles et déjà pleins d’une grâce simple.
Il a fallu partir pour Shenyang dans la province du Lioaning, plaque tournante commerciale et logistique de la Chine du Nord Est. Employé comme travailleur migrant sur des sites de construction, des bateaux d’extraction de sable, conducteur de camion à benne basculante, ramasseur d’ordures, il est logé dans des préfabriqués surchauffés l’été et gelés l’hiver, des dortoirs pleins à craquer d’inconnus. Mais Wang Jibing ne cesse jamais d’écrire et de lire, au grand étonnement de ses camarades de chantier. Il rédige des poèmes lors des pauses, saisit l’inspiration quand elle passe en griffonnant sur le dos de sa main, répète à haute voix des mots qui riment dans le brouhaha des machines. À ceux qui lui font comprendre que ce n’est pas sa place, il rétorque qu’il ne dérange personne, n’est-ce pas comme l’amour ? Chacun est libre de le choisir, chacun y a droit, quel que soit son métier ou ses origines sociales.
Pour Wang Jibing, la poésie est devenue aussi essentielle que la respiration, elle lui permet de traverser les épreuves, de trouver une certaine forme de paix intérieure. De forums de poésie en ligne à l’édition, en 25 ans Wang Jibing a publié quatre livres de poésie et écrit plus de 6 000 poèmes dont un, partagé sur les réseaux sociaux par le poète Chen Zhaohua en 2022, a rencontré un immense succès. Aujourd’hui convoité, invité sur les plateaux d’émissions à succès, Wang Jibing garde les pieds sur terre. Marié et père de trois enfants, il continuera à effectuer des livraisons pour gagner sa vie et à composer des poèmes. Ses livraisons enrichissent son inspiration et les rimes transforment chaque course en un voyage
palpitant au cœur de la vie.
À quoi servent tes poèmes ? lui ont seriné tant de gens depuis l’adolescence. Des gouttes d’eau, pense-t-il devant le rocher, des gouttes d’eau qui finissent par transpercer la pierre (水滴石穿, shui di shi chuan), la rendent unique et précieuse. Avec de la ténacité, on vient à bout de tout.
Par Marie-Astrid Prache
NDLR: Notre rubrique « Petit Peuple » dont fait partie cet article raconte l’histoire d’une ou d’un Chinois(e) au parcours de vie hors du commun, inspirée de faits rééls.