« Deux poids, deux mesures » : c’est ainsi qu’on dénonce souvent l’inégalité de traitement dans les médias et les chancelleries entre les guerres en Ukraine et celles à Gaza, en Cisjordanie et au Liban, entre les guerres de Vladimir Poutine et celles de Benjamin Netanyahou. Pourtant, au niveau du droit international, le traitement semble assez similaire puisque les dirigeants russe et israélien ont en commun d’être tous deux soumis à des mandats d’arrêt de la Cour pénale internationale – CPI (depuis 2023 pour l’un et 2024 pour l’autre), laquelle est l’émanation directe de cet ordre mondial dit « occidental » ayant émergé après la Seconde Guerre mondiale.
Ce qui est « double standard », c’est que les mêmes qui dénoncent une CPI « vendue à l’Occident » dans le cas de Poutine, admirent la justice de la CPI quand il s’agit de Netanyahou. La Chine qui ne cesse de dénoncer le « double standard » de l’Occident, espérant par-là se mettre dans la poche les intellectuels postcoloniaux pour qui l’Europe coloniale et républicaine du 19e siècle est le paradigme historique du « deux poids, deux mesures » (privant les autres d’une liberté qu’elle expérimente pour elle-même), pratique elle-même le « double standard » de façon si constante qu’on est surpris que l’argument puisse encore faire sens quand ses représentants l’utilisent.
Ainsi en novembre 2024 au sujet du mandat d’arrêt visant Netanyahou, la Chine, qui, comme Israël et les États-Unis, n’est pas membre de la CPI, déclarait qu’elle « soutenait tous les efforts de la communauté internationale sur la question palestinienne qui sont propices à l’équité et à la justice et au maintien de l’autorité du droit international ».
En revanche, lorsqu’il s’agissait de ce même mandat visant Vladimir Poutine, la Chine dénonçait la « politique de deux poids, deux mesures » de la CPI en l’enjoignant à « adopter une position objective et impartiale » et « respecter l’immunité de juridiction des chefs d’État en vertu du droit international ».
Il faut donc croire que la Russie fait partie de l’Occident puisqu’elle pratique le « double standard » dont on nous assure qu’il est le privilège spécifique de l’Europe et des Etats-Unis. Au sujet de l’attaque de l’Iran, la Russie déclarait, avec le plus grand sérieux : « Les frappes militaires injustifiées contre un État souverain membre de l’ONU, ses citoyens, des villes paisibles et endormies et des infrastructures nucléaires sont totalement inacceptables. La communauté internationale ne peut se permettre de traiter ce genre d’atrocités avec indifférence, car elles détruisent le monde et mettent en péril la sécurité régionale et internationale. »
Cela nous rappelle le « Sermon de la Montagne » où le Christ disait : « Pourquoi vois-tu la paille qui est dans l’œil de ton frère, et n’aperçois-tu pas la poutre dans la tienne? » Parce qu’entre les 400 morts iraniens et les 200 000 morts ukrainiens, on est bien dans l’ordre de cette différence de grandeur entre la paille et la poutre – et l’on se demande à nouveau : qui pratique le « double standard » ici ? Qui reproche à l’autre l’attaque d’un Etat souverain et des installations nucléaires en dépit du droit international ?
Ainsi, le 19 juin, le président russe Vladimir Poutine et son homologue chinois Xi Jinping ont appelé à une « désescalade » du conflit entre Israël et l’Iran. À la suite de cet appel, le conseiller du Kremlin, Iouri Ouchakov, a déclaré que Poutine et Xi « condamnaient fermement les actions d’Israël, qui violent la Charte des Nations Unies et d’autres normes du droit international ». Ce que cet appel manifeste, c’est l’opportunisme de deux régimes qui remplissent le vide laissé par des Etats-Unis à la dérive sous la deuxième présidence Trump : un Trump critiqué dans son propre camp, pour soutenir une guerre dont il affirmait « qu’elle n’arriverait jamais s’il était élu ».
Plus encore, Xi Jinping en s’alliant à Poutine dans sa condamnation au niveau du droit international de l’attaque d’Israël contre l’Iran, sans jamais avoir critiqué la Russie pour son attaque contre l’Ukraine, révèle au monde entier que la pratique du « deux poids, deux mesures » est bien un instrument légitimé de la politique étrangère et de la diplomatie publique chinoise.
Certes, on peut comprendre la défense par Pékin de l’Iran, mais elle n’a à voir ni avec le droit international ni avec le multilatéralisme. L’Iran est en effet un partenaire clef de la Chine et Pékin a tout à perdre dans cette guerre qu’Israël mène pour l’instant avec un plein succès opérationnel, quoique sans visibilité stratégique contre Téhéran.
Tout d’abord, du fait des sanctions internationales, la Chine est le principal débouché du pétrole iranien : 90% est acheté par des petites raffineries chinoises, avec une ristourne, pour alimenter le marché énergétique local. Si la guerre continuait, cela pourrait pousser l’Iran à bloquer le détroit d’Ormuz par lequel transite la plupart des exportations pétrolières vers l’Asie.
En outre, Pékin et Téhéran ont signé en 2021 un accord de partenariat de 25 ans, prévoyant l’adhésion de l’Iran aux Nouvelles Routes de la Soie (BRI), élément clef et point d’entrée vital d’un dispositif qui traverse toute l’Asie centrale. De plus, depuis 2024, l’Iran de Khomeiny est aussi un membre à part entière des BRICS.
Pékin compte également sur le renforcement de ses liens avec l’Iran pour étendre son influence au Moyen-Orient, sur le plan économique et géopolitique. D’une part, l’Iran fait donc partie de cet « axe » de pays « illibéraux » qui avec la Russie et la Chine visent à amoindrir la puissance américaine dans le monde ; d’autre part, la Chine souhaite accroître son influence dans la région en démontrant qu’elle peut être une alternative aux Etats-Unis, notamment en assurant le rapprochement entre l’Iran et ses voisins, comme l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis. On se souvient qu’en mars 2023 également, de hauts responsables iraniens et saoudiens de la sécurité se rencontraient à Pékin pour rétablir des relations diplomatiques complètes et réactiver l’accord de coopération sécuritaire de 2001.L’événement étant célébré à Pékin comme marquant une nouvelle « ère post-américaine du Golfe ».
Sous cette perspective, nul besoin de dire qu’un changement de régime, qui est voulu autant par Israël que par les opposants libéraux au règne des Mollahs (en désaccord toutefois au niveau des moyens à mettre en œuvre pour y parvenir), serait une perte immense pour Pékin.