Quand elle est rentrée chez elle, il l’attendait pour trinquer à sa victoire, son costume encore fripé sur lui. Son sourire, ses gestes quand il est fatigué, elle les connaît par cœur, son odeur aussi, légèrement différente quand il part avec l’une de ses maîtresses et cela l’indiffère depuis longtemps. Wang Jianrong essaie de se rappeler la destination du voyage d’affaires de son mari … Impossible. Trop de pensées virevoltent dans sa tête après sa grande victoire aux DMS Champion Classic la veille, un titre très prisé dans le monde du bodybuilding, un titre gagné à l’aube de ses cinquante-cinq ans quand toutes ses concurrentes en avaient vingt de moins, un titre qui vient couronner plus de vingt ans d’efforts et de sueur. Son mari le sait. Sans ses trahisons, elle n’aurait jamais envisagé cette orientation. Quand il lève son verre et la félicite, elle n’a qu’une réponse à lui faire, mâchée depuis vingt ans, une réponse soufflée dans un sourire tant les années ont coulé sur les blessures, tant elle est fière de l’équilibre familial et financier qu’ils ont finalement trouvé : « lǎo dāng yì zhuàng (老当益壮) », ce qui se traduirait par « une vieillarde encore verte » ou « ambitieuse et en pleine forme malgré la vieillesse », un clin d’œil direct à la raison avancée il y a vingt-cinq ans pour justifier la maîtresse de quinze ans sa cadette…
Son mari n’avait jamais su combien son physique l’avait handicapée plus jeune, les rondeurs dont tout le lycée se moquait, les pilules minceur avalées en cachette, l’acupuncture, la faim. Sa grossesse avait à nouveau tout chamboulé et, à l’orée des années 2000, dans une Chine en plein essor économique et où le phénomène des concubines prend une ampleur inédite, son mari, homme d’affaires avec le vent en poupe, décide d’installer son ernai dans un luxueux appartement et l’emmène dans ses voyages d’affaires. « C’est notre lot à toutes », soupirent les amies de Wang Jianrong, épouses bafouées de dignitaires du Parti ou hommes de pouvoir. Blessée mais pragmatique, Wang Jianrong ne veut pas d’un divorce sanglant ni d’une lutte sans merci avec son mari. Ils trouvent un accord, chacun vivra sa vie tout en maintenant une maison commune et des liens autour de leur fils. Pour vaincre la dépression qui la guette, elle se jette dans le sport et commence la musculation pour éviter les blessures. Elle rachète son club de gym en perdition et le gère pendant cinq ans. En continuant de s’y entraîner, elle rencontre des habitués qui l’initient au bodybuilding. Bientôt c’est une véritable addiction. Au fil des séances, elle se sent mieux dans sa tête, plus à l’aise avec l’image qu’elle donne de son corps. À raison d’une heure et demie d’entraînement par jour, ses pensées négatives sur elle-même fondent à mesure que sa masse musculaire grossit. « Ce n’est qu’en devenant plus puissante et forte que je peux m’aimer et mieux aimer les autres », répète-t-elle à ses amies, interloquées par sa transformation physique.
Son nouveau cercle, des mordus de sport et de musculation, lui recommandent de se donner un objectif pour tenir ses efforts dans la durée. Elle vise les championnats DMS qui, depuis leur création en 2016 en Chine, acquièrent année après année une réputation internationale. D’ici là, coachs spécialisés, régimes stricts riches en protéines, suppléments alimentaires, équipements pour s’entraîner chez elle, aucune dépense n’est inutile pour lui permettre d’arriver au meilleur de sa forme. À la veille de la compétition, elle peut soulever de terre 127 kilos, 95 kilos en squat et maintient son taux de graisse entre 12 et 15%. En clair, le physique d’une femme de trente ans en super forme.
Le jour J, aveugle aux regards féroces des concurrentes, aux remarques sur son âge, son visage ridé, Wang Jianrong porte avec elle le soutien de toute sa communauté, toutes ces femmes d’âge mûr qui la suivent sur les réseaux sociaux et profitent de ses conseils pour garder la forme et la tête haute. Son fils, parti faire ses études aux Etats-Unis, la soutient ; son mari aussi, impressionné par sa volonté. Au terme d’une semaine de « sèche » pour obtenir un physique écorché idéal, d’une journée de compétition épuisante – entre pesée et séance de « tannage » pour faire ressortir les muscles sous les projecteurs – après de nombreuses comparaisons sur scène entre plusieurs candidates, elle soulève enfin son trophée et savoure sa victoire. « Votre secret ? » lui demande un journaliste à l’issue de la cérémonie.
– « Je refuse de laisser l’âge me limiter », répond-elle d’une voix claire.
Bien musclé qui voudrait la contredire !
Par Marie-Astrid Prache
NDLR: Notre rubrique « Petit Peuple » dont fait partie cet article raconte l’histoire d’une ou d’un Chinois(e) au parcours de vie hors du commun, inspirée de faits rééls.