Dans son village, à deux-trois jours de Zhengzhou, on l’appelait « grenouille ». Une amie d’enfance avait trouvé ce surnom en s’inspirant du conte de la grenouille dans le puits :
– Toi tu es la vraie grenouille du conte ! Si heureuse dans ton puits quand la mer, le ciel s’étendent à l’infini par-delà !
Les deux fillettes s’entendaient bien mais l’une appréciait leur vie de village monotone calquée sur le rythme des grands-parents quand les parents travaillaient dans les usines de Zhengzhou ; et l’autre trépignait, des rêves plein la tête sur les possibilités qu’offrait la grande ville. Plus âgée de quelques années, cette amie fugua un matin, l’adolescence venue, et plus personne ne la revit. Li Dongju entendit des rumeurs, n’était-elle pas tombée dans un réseau de prostitution en chemin vers Zhengzhou ? Ou assassinée pour un trafic d’organes ? Effrayée, Li Dongju décida que la sûreté d’un puits vaudrait toujours mieux que la beauté d’un ciel. Elle resterait au village et tout irait bien. La mort de son père la poussa pourtant à partir elle aussi pour éviter à ses grands-parents de mourir de faim.
Un ancien du village avait appelé. Après plusieurs années dans une usine de confection de vêtements, il ouvrait son propre atelier et proposait à dix jeunes un travail. Voilà Li Dongju rassurée par tout ce qui d’habitude rebute les jeunes : dormir à l’atelier, être prise en charge complètement par l’ancien et sa femme, avoir très peu de temps libre. Au début, elle n’est pratiquement pas payée mais elle apprend à utiliser une machine à coudre, à tenir la cadence, onze heures par jour penchée sur ses coutures, quelques heures de moins le dimanche, un jour férié par mois. À ce rythme, pas le temps de copiner avec les garçons de l’atelier d’à côté, ses journées filent dans le bruit des machines et ses petits salaires, au village.
Les années aussi filent. Elle passe dans une usine de taille moyenne, loge au dortoir, se fait embaucher dans une très grosse usine, fête ses 27 ans sous les remarques insistantes de sa mère : il est temps de se marier. Ce sera un homme qui travaille dans la même usine, mariage, un bébé, une chambre dans une lointaine banlieue. Sa mère vient s’occuper de son petit-fils. Li Dongju est heureuse. Si l’usine est un puits où s’engouffre la majeure partie de sa vie, elle n’y est pas seule et s’y sent en sécurité. Mais son mari, comme son amie d’enfance, rêve plus grand et bientôt il ouvre un atelier avec leurs économies. L’affaire tourne bien, l’homme est habile, l’atelier devient usine et il embauche à tour de bras. Une jeune recrue jolie en diable lui fait des avances et il ne peut résister longtemps. Quand il revient un jour clouer sur les murs du puits le mot « divorce », Li Dongju s’effondre. Les antidépresseurs font de l’effet le temps que le fils termine l’école mais le corps finit par dire non. Ses yeux fatiguent les premiers, une façon de ne plus voir la réalité en face ? Dans son puits vide, il fait de plus en plus noir. À cause de ses problèmes de vue, son usine l’a licenciée avec une maigre pension annuelle de 3 000 yuans et son divorce la stigmatise dans le quartier.
Un jour, un voisin lui prête son vélo pour qu’elle ait le temps de déposer des raviolis à son fils – embauché sur un chantier de construction dans le quartier de Zhengdong New District, avant de se rendre à ses ménages. L’expérience lui plaît. Le temps de la course, elle ne pense plus à rien, concentrée sur son effort, peut-être est-ce un bon moyen de sortir du puits ? Avec ses économies tirées de son maigre salaire de femme de ménage et une contribution de son fils, elle s’achète un VTT pliable bas de gamme et part rouler chaque jour. Deux compagnons trouvés sur les réseaux sociaux lui proposent une randonnée au Vietnam et elle dit oui. Mais la veille du départ, panique : est-ce vraiment prudent de partir seule dans un pays inconnu avec des inconnus ? Le conte de l’enfance revient tinter à ses oreilles. N’est-ce pas avec l’aide de deux oiseaux migrateurs et accrochée à une branche tenue dans leurs becs que la grenouille sort enfin de son puits et découvre, émerveillée, l’immensité du ciel ? Le jour de ses 54 ans, la voilà partie.
Après une semaine dans le centre du pays et sur du plat, le trio s’aventure dans les montagnes du Nord. L’écart se creuse entre elle et ses deux compagnons, mieux entraînés et équipés. Un matin, une crevaison, une chaîne qui déraille, et le retard s’accumule. Toute la journée, Dongju pédale sur des versants sculptés par des rizières en terrasses mais, au coucher du soleil, la voilà qui tombe épuisée sur la route (日暮途穷, rì mù tú qióng – « au bout de la route »), à bout de ressources, dans une impasse totale. Elle est seule, son téléphone portable basique ne capte pas, elle ne parle pas vietnamien et n’a aucune idée de la prochaine étape, s’étant reposée sur ses compagnons de voyage pour l’itinéraire.
Pour quelles raisons a-t-elle voulu sortir du puits si familier, se lamente-t-elle, en proie à des peurs irrationnelles à mesure que la nuit tombe sur ce sentier isolé ? Puisque le mauvais sort la poursuit, quelle déveine l’attend encore ?
Par Marie-Astrid Prache
NDLR: Notre rubrique « Petit Peuple » dont fait partie cet article raconte l’histoire d’une ou d’un Chinois(e) au parcours de vie hors du commun, inspirée de faits rééls.