« Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point », écrivait Pascal. On pourrait dire la même chose de la raison d’État, qui obéit souvent à des logiques que la rationalité peine à expliquer. Dans la vision libérale, les États s’imposent des limites en respectant un ensemble de normes communes, garantes d’un équilibre collectif dans le « concert des nations ». Mais dans une approche réaliste, les Etats veulent maximiser leurs profits : dans ce cas, la raison d’Etat passe avant les règles du droit international (dont l’État réaliste tend à se détacher) et avant les règles non-écrites comme celles qui consistent à prioriser les liens entre « alliés » historiques.
Alors même que la première présidence Trump avait fait des relations avec l’Inde une priorité, de façon assez logique, à la fois du point de vue « libéral » d’une alliance des démocraties et du point de vue de la théorie des interdépendances afin de trouver un contrepoids à la Chine en liant l’Inde au Japon et à l’Australie au sein du QUAD, le deuxième gouvernement Trump a totalement renversé les priorités.
Sous sa première présidence, Donald Trump avait fait de l’Inde un partenaire prioritaire. Dans une logique d’alliance des démocraties face à la Chine, il avait cherché à renforcer le QUAD, ce forum stratégique réunissant l’Inde, le Japon, l’Australie et les États-Unis.
Mais, lors de son second mandat, la Maison-Blanche a brusquement changé de cap. Le maréchal Syed Asim Munir, chef d’état-major pakistanais, a été reçu seul à Washington en juin dernier — une première historique. Trois mois plus tard, il revenait avec le Premier ministre Shehbaz Sharif. Pourquoi donc se tourner vers le Pakistan et dans le même temps s’aliéner l’Inde avec des droits de douane à 50% ?
Ce virage inattendu trouve son explication dans deux évolutions parallèles. D’un côté, l’élargissement par la Chine, le 9 octobre, des contrôles à l’exportation sur les éléments des terres rares (REE), ces métaux essentiels aux batteries, semi-conducteurs et armements de précision. En réaction, Donald Trump a menacé d’imposer un tarif supplémentaire de 100 % sur les produits chinois.
Rappelons que la Chine contrôle entre 85 et 90 % de la capacité mondiale de raffinage de ces matériaux, un quasi-monopole qui lui donne un levier stratégique considérable. Après avoir restreint en avril l’exportation de sept éléments critiques (samarium, gadolinium, terbium, dysprosium, lutécium, scandium et yttrium), la Chine a ajouté cinq nouveaux métaux à la liste (holmium, erbium, thulium, europium et ytterbium), tout en étendant ses restrictions à toute technologie ou produit contenant plus de 0,1 % de terres rares raffinées sur son sol. Les applications militaires ou à double usage à l’étranger sont désormais automatiquement bloquées.
L’objectif est clair : militariser les ressources critiques. Là où Washington cherche à limiter les exportations pétrolières russes pour affaiblir Moscou et la forcer à battre en retraite en Ukraine, Pékin tente de couper l’accès des puissances occidentales aux matériaux indispensables à leur industrie de défense.
Le calendrier de l’annonce par le ministère du Commerce chinois, trois semaines avant le sommet de l’APEC en Corée du Sud, témoigne d’une escalade calculée. Alors que Trump avait affirmé, immédiatement, en réaction, son refus de rencontrer Xi Jinping dans ces circonstances, il se dit maintenant prêt à le faire. Ce qui montre que Pékin peut forcer Washington au dialogue.
Le nouveau cadre renforce encore cette domination en imposant de nouvelles obligations aux exportateurs et aux utilisateurs. D’une part, les exportateurs doivent divulguer des informations détaillées sur l’origine, la composition et le transfert de toutes les matières contrôlées. D’autre part, les exportations seront approuvées au cas par cas, ce qui donne à Pékin un pouvoir discrétionnaire. Enfin, cela lui permet de « militariser » (weaponize) la circulation des terres rares en récompensant ses partenaires et punissant ses adversaires. Car l’introduction de ces nouvelles règles devrait créer des perturbations affectant les fabricants aux États-Unis, au Japon, en Corée du Sud et en Europe. Leurs entreprises risquent de faire face à une augmentation des coûts, à des retards opérationnels et à une incertitude réglementaire pour s’adapter aux nouvelles règles. Plus que jamais, la nécessité pour les pays occidentaux est de développer des capacités de raffinage et de production autonomes des terres rares et d’aimants pour réduire leur dépendance à la Chine.
C’est dans ce contexte qu’intervient un autre événement passé plus discrètement : le 8 septembre, un mois avant l’annonce chinoise d’un renforcement des restrictions, les États-Unis et le Pakistan ont signé un accord historique entre la Frontier Works Organisation pakistanaise, une entité d’ingénierie et d’exploitation minière liée à l’armée, et l’US Strategic Metals (USSM). L’accord, doté d’un financement initial de 500 millions de $ de l’USSM, prévoit trois phases : la phase 1 (2025-2026), qui prévoit l’exportation de minéraux facilement disponibles (des concentrés d’antimoine et de cuivre) vers les marchés américains ; la phase 2 (2026-2028), qui prévoit la construction d’usines de traitement et de raffineries au Pakistan, avec transfert de technologie pour la séparation et la purification des terres rares ; et la phase 3 (2028 et au-delà), qui prévoit l’exploration et l’exploitation à grande échelle. L’accord est devenu effectif le 2 octobre avec l’envoi de la première cargaison de terres rares enrichies et de minéraux critiques à l’USSM, contenant de l’antimoine, du concentré de cuivre et des terres rares, dont le néodyme et le praséodyme.
Islamabad évoque des ressources minières évaluées à 6 000 milliards de $, un chiffre surtout théorique, fondé sur le potentiel et non sur des réserves de 6 000 milliards de $ de richesses minérales inexploitées. Les estimations les plus réalistes situent les oxydes de terres rares récupérables entre 100 000 et 500 000 tonnes, bien loin des géants chinois, australiens ou indiens. Certes, plus de 95 % du territoire minier du pays reste sous-exploré, mais aucune estimation des réserves certifiée internationalement n’a été publiée. On reste donc loin d’une solution immédiate à la dépendance chinoise.
Mais, plus que la diversification de ses approvisionnements sur le long terme, Washington cherche aussi à contester Pékin sur son propre terrain. Le Pakistan est en effet un allié essentiel de la Chine : le corridor économique Chine-Pakistan (CPEC) est considéré comme le corridor terrestre le plus développé de la BRI. A titre d’exemple, le site de Saindak au Pakistan, géré par la Société métallurgique de Chine, dans le cadre d’un bail à long terme, produit déjà environ 20 000 tonnes de cuivre, 1,5 tonne d’or et 2,5 tonnes d’argent chaque année. Ainsi, pour Islamabad, maintenir l’équilibre entre Pékin et Washington s’annonce périlleux.
Cette recomposition régionale se joue aussi au Moyen-Orient. Le 18 septembre, le Pakistan a signé un pacte de défense mutuelle avec l’Arabie saoudite, présenté par certains responsables comme un accord garantissant un « parapluie nucléaire » à Riyad. Parallèlement, Washington discute d’un accord de défense avec l’Arabie saoudite et tente de l’intégrer aux accords d’Abraham, en vue d’une normalisation avec Israël. Riyad, de son côté, s’efforce de jouer les médiateurs entre Téhéran et Washington.
L’objectif de la nouvelle administration Trump apparaît désormais moins comme un renforcement des alliances traditionnelles que comme une tentative de distendre les liens entre la Chine et ses alliés stratégiques : la Russie, l’Iran, le Pakistan, voire la Corée du Nord. Mais cette approche réaliste trouve rapidement ses limites : les affinités idéologiques ou historiques demeurent des freins puissants à toute recomposition des alliances.