LE VENT DE LA CHINE

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« La Chine aime la France

Liée par les poignets à un poteau de torture, Qionghua est maltraitée par des malandrins qui veulent aller la vendre au bordel voisin… Quoique fille d’un pauvre paysan des montagnes, elle est fort élégante, drapée de rouge : parmi les spectateurs, qui ne voudrait monter sur scène pour délivrer cette jeune fille en pleurs ? Fille de ressource, Qionghua réussit d’abord à s’enfuir et se cacher derrière les arbres, pour être reprise un instant par un sous-chef qui la traîne devant Nan Batian, le seigneur de la guerre du coin – nous sommes dans l’île tropicale de Hainan. Malappris, Nan la cingle tant de sa canne qu’elle s’effondre inanimée, et toute la compagnie -fort lâchement- se sauve terrorisée. Surviennent deux paysans qui raniment la malheureuse, et lui conseillent de passer en zone rouge : elle y rencontrera ses nouveaux amis de l’Armée Populaire de Libération, qui l’accueillent comme une sœur, l’enrôlent, lui confient un fusil – c’est parti !

Tel est le début de 红色娘子军, « le Détachement féminin rouge » (The red detachment of women), ballet créé sur commande de Zhou Enlai et de l’égérie Jiang Qing. Mao en disait en 1964, aube de la révolution culturelle : « la direction est bonne, l’esprit révolutionnaire parfait, et artistiquement, ce n’est pas mal non plus ». Aujourd’hui cette pièce est redonnée au théâtre Tianqiao de Pékin, par le ballet national de Chine qui l’avait créé 45 ans plus tôt, et son orchestre symphonique au grand complet. Un spectacle frais et plaisant auquel nous assistions ce dimanche soir.

Car il n’en faut pas douter, cette troupe chinoise a rejoint au plan technique le meilleur niveau international. La virtuosité dans la danse est éblouissante, très tonique – je pense à cette succession de soldats traversant la scène de coulisse à coulisse au pas de course très athlétique, grand écart aérien, tout en visant l’horizon de leur fusil brandi. La chorégraphie est étonnamment classique, intégrant tous les pas et tous les enchaînements du ballet russe ou français, sous la férule de la directrice Zhao Rucheng. Comme variante locale, cette danse insiste pour les pointes, (danser sur le pied tendu, peut-être pour montrer la révolution du socialisme pour les femmes, en interdisant la pratique des pieds bandées, suivant l’expression « fang shen », « retourner le corps ») : comme pour dire que la révolution, c’est aussi pour les femmes, la reconquête de leur propre corps. Variante aussi, le poing levé et bandé. Mais pas trop : car la main de ballerine, déliée et mouvante, est plus expressive et émouvante que ce poing de combat. Idéologie ou pas, les danseurs et danseuses le savent bien.

Surprise aussi dans la musique. Elle ne fait pas dans la dentelle, mais vise des effets très forts (donc peu subtils, et à la fin, versant dans un mélo somnifère). Surtout, elle est composée selon une technique européenne, avec des harmonies et rythmes familiers, genre concerto allemand fin XIX siècle. On aura même droit à des variations sur l’Internationale, pour bien rappeler, comme l’a dit Mao à Yan’an, que l’art n’est rien, sinon inféodé aux besoins des services de la propagande.

Tous ces outils occidentaux, sont donc mis au service de la révolution, armes de la bourgeoisie retournées contre la bourgeoisie – là encore, je cite Mao avant la libération de ’49, dans un texte célèbre : « je suis actionnaire des usines d’armement de Cleveland, Ohio. Les centaines de milliers d’armes à feu que l’Amérique livre à Chiang Kaichek dans le combat anticommuniste, me reviennent presque instantanément, par la défection de ses soldats dans nos propres rangs : plus l’Amérique arme l’ennemi, plus elle arme la Révolution ».

La première identité de ce ballet est donc propagandiste et même plus : d’essence totalitaire. Très caricaturé, le monde humain se divise en trois groupes : l’Armée populaire de libération qui a toutes les vertus du monde, courage, jeunesse, discipline, beauté, compassion, et rouge, bien sûr ; le peuple qui est simple et plutôt sympa, et qui aime le Parti lequel le lui rend bien; et le reste, les réactionnaires, qui sont hideux et méprisables. Chaque personnage incarne un groupe social : le seigneur de la guerre (et l’armée nationaliste) en tunique jaune (= empereur, ancien régime), le gangster nerveux et noir, le vieillard à barbe blanche personnifiant le clan, et l’homme de la diaspora chinoise, blanc-bec nippé en deux pièces qui, singe les coloniaux. Tous ces gens sur scène se voient privés de leur qualité d’homme, paresseux, lâches, au cœur dur, craintifs et même imbéciles, les chefs rudoyant jusqu’à leurs propres troupes, au point qu’on se demande comment ils ont pu gagner des batailles. Ils sont souvent vêtus en sombre, et dès qu’on est dans leur camp, la lumière chute : royaume de l’ombre.

En fait, c’est presque par hasard, et non « à la loyale », que Hong Changqing, le sémillant leader de la base rouge est blessé, capturé, tué. On est frappé par l’insistance des auteurs à priver l’ennemi de toute valeur : comme si, par leurs comportements animaux, ils méritaient d’être abattus comme des chiens : technique stalinienne.

De même, ce ballet révolutionnaire occulte toute émotion sauf politique, toute personnalité (car ces bons sentiments exprimés sont des images d’Epinal, pas des êtres humains), et tout sentiment : faiblesses bourgeoises, à proscrire, afin de canaliser toute énergie au service du Parti, en l’ôtant à l’individu.

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Malgré ces rides de l’histoire, le ballet, au moins dans sa première moitié, exprime la jeunesse et la joie, l’exubérance et la foi de changer le monde. C’est l’utopie révolutionnaire à l’état pur. Les personnages (sauf les méchants) sont vêtus de toutes les couleurs possibles, dans des uniformes de fantaisie, marchant (ou courant) au pas, avec fusils, couteaux et d’étranges grenades profilées comme un témoin de relais 4x100m. Ils sont jeunes, magnifiques, et le savent.

La salle est de connivence, comme si cet esprit des années ’50 vivait encore dan le cœur nostalgique de cette société, esprit de confiance dans la capacité du groupe à créer un homme et un monde radicalement neufs, rompant avec un passé d’humiliation et de violences. Nos voisins bavardent et applaudissent sans cesse. Et quand dans la fosse d’orchestre, les chœurs entonnent telle ou telle rengaine révolutionnaire, les plus âgés (car le public est de tous âges) se mettent spontanément à fredonner ces paroles qui leur rappellent leur enfance, leur école, le bon vieux temps de l’égalitarisme.

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L’incident

 

 

Quand nous gagnons nos places, vers 19:15, nos deux voisins, hommes sur la quarantaine, bien enveloppés et sans manière, genre enfants uniques, avaient salué notre arrivée en nous traitant à mi-voix de « laowai » (« vieil étranger », ce qui n’est pas un compliment). Presque à l’entracte, l’un avait dit à l’autre « on s’en va ? J’ai faim », sans partir, toutefois. Après l’entracte, les choses se gâtent. Quand ils demandent à Pauline, l’amie qui nous accompagne, quel est notre pays (à mon avis, ils doivent déjà le savoir à ce moment-là, ou s’en douter, à nous écouter) elle répond « la France », en toute naïveté. Car l’homme, immédiatement enchaîne, assez fort pour être entendu par tout l’entourage : « La France se moque de la Chine », et puis, au cas où tout le monde n’aurait pas compris, « les Chinois n’aime pas la France » !

Cela pourrait être grave. Quelle est la nature de cette provocation ? Est-ce que certains Chinois veulent nier aux étrangers le droit de communier dans ce saint des saints du socialisme, qui serait ainsi pollué par notre présence ? La scène me ramène alors à un très vieux souvenir. En mai 1989, en plein printemps de Pékin, je suis arrivé sur Tian An Men, cherchant la matière de mon article du jour. Je découvris la place vide, désertée. Je retrouvai les milliers d’étudiants 10 minutes plus tard, 300m plus loin, amassés devant les portes du siège du parti communiste de Zhong Nan Hai. Mais pas avant avoir rencontré deux jeunes finement vêtus, l’air patibulaire, qui m’accostèrent : « vous êtes ici comme devant une scène de ménage chez vos voisins. Vous n’avez pas le droit de vous faire le voyeur de nos affaires intimes. Allez-vous en – vous n’avez rien à faire ici »…

Ce que le rondouillard d’à côté tente de faire, est donc un petit esclandre, pour ameuter les compatriotes contre nous. Mais voilà que derrière nous, une voix grave, posée, tranquille s’élève, entendue de partout malgré le volume discret du son : « faguo shi zhongguode pengyou » – la France est l’amie de la Chine. Et pour mettre les points sur les « i », elle précise : « que Sarkozy fasse des conneries, ne peut pas être retenu à la charge du peuple » : un peu stupéfaits, d’un geste de la main, nous remercions l’intervenant providentiel. Et 10 minutes après, sans demander leur reste, les goujats disparurent, partis manger.

Je garde de l’aventure la double idée d’une Chine très théâtrale, qui ne peut s’empêcher de vivre de signaux symboliques, généralement liés aux messages du régime au jour le jour. Le théâtre est dans la salle. Pour vivre, l’on a besoin d’extérioriser des sentiments d’opérette – sans hésiter à le faire en attaquant des êtres vulnérables. Je reconnais aussi ici la maturité de cette même Chine qui, par la voix de notre défenseur, coupe court à l’agression : « c’est fini, ce cirque » (ou ce théâtre). Il défend ce qui doit être défendu : moins « la France », que le principe de l’amitié avec l’étranger, quels que soient les besoins du Parti en ce moment.

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Un mot de recherche encore, sur les racines de la crise et de l’incompréhension entre nos deux pays. Pourquoi en France, une frange minoritaire mais influente s’en prend à la Chine, et vice versa, aigrissant une relation de plus de cinq siècles ? Il y a évidemment des torts des deux côtés.

Tort chinois : le Parti, pour pallier ses difficultés, détourne l’attention de sa population en désignant des pays fautifs autour de lui. L’an dernier, c’était l’Allemagne de Merkel – cela dura un an. De 2003 à 2006, c’était le Japon de Koizumi. Canada aussi, Etats-Unis, Inde, Viet Nam et re-France, ont eu aussi leur heure de pilori.

Tort français : l’accueil de la flamme à Paris, et notamment le drapeau tibétain suspendu à la mairie, étaient inamical. Le fait pour Sarkozy de remettre en cause sa venue aux JO était maladroit, et plus encore, de conditionner sa venue à des « progrès » sur le dossier des négociations avec le Dalai Lama. Si la Chine avait tenté de faire pression sur la France sur quelque dossier que ce soit, le geste aurait été accueilli avec fureur par la presse française.

Sarkozy a peut-être été bien conseillé, mais comme on l’a souvent vu, n’a tenu aucun compte du « holà » des diplomates et s’est jeté tête baissée dans la bataille perdue d’avance, seul leader européen -pire, président en exercice du Conseil Européen- à militer pour une sanction à la Chine, ce à quoi il a finalement renoncé, venant quand même aux JO. Ce qui lui valut alors dans la rue chinoise le dérisoire sobriquet de « laibulai » (viendra-viendra-pas). Le président français aggrava ensuite définitivement son cas, en rencontrant le Dalai Lama, ce qui était très sympa pour la frange de ses électeurs adepte de cet homme populaire, mais ce qui sous-estimait gravement les dégâts que causerait son geste. En fin de compte, il faut voir là une initiative personnelle malheureuse, comme Sarkozy en commet souvent, tant il lui tient à cœur d’être partout à la fois.

Mais Sarkozy n’est pas tout. L’opinion française est à vif face à la Chine, qui dérange ses habitudes et la confine chaque jour davantage dans une image de puissance déchue. Ce sentiment est partagé ailleurs, en Europe et en Amérique, exacerbé par la peur de l’avenir, par la perte de nos métiers traditionnels, puis de nos hautes technologies (ferroviaire, nucléaire, aéronautique), fruits d’un siècle d’expérience, étudiées et maîtrisées par la Chine en 15 ans. L’opinion, c’est la presse qui pour survivre, doit vendre. Et pour vendre, elle doit livrer le message que l’on attend d’elle, brosser dans le sens du poil. On cherche, et donc on trouve chaque jour, l’argument pertinent mais avec œillères, pour « démontrer » jour après jour implicitement une supériorité morale de la France sur la Chine. Elle n’a pas de droits de l’homme (argument de gauche), elle pirate nos entreprises (argument de droite)… C’est un genre de compensation inefficace, du genre qu’on disait il y a 25 ans, « en France, on a pas de pétrole, mais on a des idées ». On n’a plus de puissance internationale, mais on a la morale. La vieille garde meurt, mais ne se rend pas.

Bilan, immense gâchis, colère côté chinois, qui n’est pas entièrement illégitime. Bien sûr, la crise vient là-dessus, et restreint partout sur terre la croissance, l’espérance de richesse de chacun, ce qui n’arrange rien. On cherche plus noise autour de soi, aujourd’hui qu’hier. Dans le jardin de mon frère, dans les Cévennes, trois chats vivent par temps normal, mais par temps de sécheresse, ils ne sont plus que deux : les deux plus forts qui tuent le troisième, plus faible, pour se partager les réserves déclinantes de nourriture, mulots ou moineaux.

En fin de compte, cette crise est un palier, nécessaire peut-être, dans le processus de rapprochement des continents. Elle ne s’éteindra pas avant quelques décennies, le temps pour la France et tous les pays riches, pour la Chine et tous les émergents de découvrir et s’installer dans leur nouveau rôle, leurs nouveaux droits et devoirs. Le temps de créer la relation nouvelle, encore invisible. Et pour la France, de l’accepter – ce sera le plus difficile. Mais en tout cas, dans tout cela, une chose reste hors d’atteinte, non négociable : la relation franco-chinoise.

C’est ce que me dit en décembre le policier, au service des visas de la police des étrangers, sur le second périphérique. Cet homme a pour mission de « bavarder » avec chaque journaliste étranger, dont il connaît intimement chaque dossier. Et le cas échéant, les intimider un peu aussi. Ce n’est qu’après avoir obtenu sa signature, que je peux déposer ma demande annuelle de permis de résidence. Français, citoyen de ce pays en pleine crise avec la Chine, je me demandais avec un brin d’appréhension à quelle sauce j’allais cette fois me faire manger. Mais l’homme face à moi me donna la surprise du jour. Très jeune pour le job et bien élevé, il me dit : « monsieur Meyer, vous ne croyez quand même pas que les rapports entre France et Chine dépendent des péripéties de m. Sarkozy ? On se connaît depuis assez longtemps pour savoir que l’amitié franco-chinoise ne tient pas à cela ! »

Peut-on mieux dire ?

PS : je suis sûr que ce texte vous aura inspiré bien des réactions : pourquoi ne pas, maintenant, les écrire -trois petites lignes suffisent !

 

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