LE VENT DE LA CHINE

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Au concert : un pays deux bravos

Je me suis trouvé en reportage à Shenzhen il y a 10 jours, redécouverte toujours surprenante d’un lieu que je connaissais il y a 22 ans comme « désert + village de pêcheurs » de 500.000 âmes, et qui en compte à présent 15 millions, dont 10 plus ou moins légaux, faute du permis de résidence. Shenzhen, monstre polymorphe d’une puissance sans limite, aux milliers de tours et d’édifices de béton s’alternant aux usines aux noms d’un anglais approximatif, qui produisent tout, de la voiture au parfum ou aux poupées d’exportation. Shenzhen qui dévore tout, les matières premières déchargées en vrac ou par conteneurs, la peau rosée des gamines ahanant sur leurs machines à coudre, construisant hors d’haleine jour et nuit, montant, soudant, démolissant pour rebâtir. Les autoroutes municipales vrombissent du matin au soir, embouteillées aux heures de pointe d’une faune à quatre roues blasée et indisciplinée.

La Chine mieux logée que la France ?

A Shekou (« tête du serpent », ainsi appelé en raison des méandres de la rivière bordant la frontière avec Hong Kong), les tours sur front de mer coûtent une fortune, l’appartement en loft de 200m² valant aisément 1 voire 2 millions d’euros. Le design général est au rendez-vous, les tours ont divorcé pour toujours d’avec les lignes droites verticales et les alignements répétitifs : façades, baies et balcons sont distribués en rythme syncopé comme un air de jazz, avec ascenseurs extérieurs de verre et à mi hauteur, deux ou quatre logis plus grands que d’autres et tout en haut, les palais patriciens aux balcons impériaux, qui sont là pour bien rappeler qui est le plus riche du quartier. Ces tours sont si neuves que la voierie n’a parfois pas suivi : en bas, c’est toujours le terrain vague, et les Lexus et Porsche Cayenne immaculées se garent en pleine poussière des fondrières. N’empêche : David, notre ami remarquait non sans pertinence, qu’à ce rythme, dans 10 ans, la Chine serait mieux logée que la France !

La mer no man’s land

En bas, de l’autre côté des piscines côté continent, se trouve la promenade maritime, paysage fort étrange. Sur le lointain à babord, faisant face à la mer, on devine la jetée, le port de pêche avec son usine à glace et sa criée. A tribord, à un ou deux milles, une forêt touffue de grues orange laisse présager un des terminaux conteneurs les plus actifs de Chine. Espace polyfonctionnel fractionné et partagé, microcosme où le millionnaire a son antre à côté du terrain du pêcheur, avec le port et les usines à deux pays. Nous arpentons l’allée piétonnière, laissant défiler devant nos yeux les restaurants, boutiques de mode et entrées des résidences. Ici, la côte mérite doublement son nom de « Shenzhen » ou « site profond » : le fond était naturellement là sous sa falaise, mais depuis, la mer a été repoussée à plusieurs reprises en rang d’oignon, par le déversement de centaines de camions de rocs et de terre, créant un littoral artificiel.

Le long front de mer sous les balcons des riverains, la navette des bateaux de pêche est ennuyeuse pour tout le monde, mais inévitable, puisque réglementaire.  Parti du port de pêche, le chalutier doit aller faire tamponner sa sortie à la police maritime. Car nous sommes ici en zone sous douane. A bord de leurs vedettes rapides, la police traque la contrebande, la drogue ou pire, le passage par les Triades de passagers clandestins, dissidents ou fonctionnaire prenant la clé des champs avec dans sa valise, le fond de pension de sa boite.

Tout cela, vous me demanderez, ne doit pas rendre les baignades en mer plus plaisantes pour autant ? Que nenni, le problème a été réglé de la manière la plus simple : il n’y a ni plage, ni même accès à la mer, 5 à 10 mètres en contrebas. Mais par contre, de belles rambardes, pour éviter les chutes et les tentations de pénétrer dans le no-man’s land. La mer est interdite, propriété de l’armée, qui n’est pas loin. De toute manière, consolez-vous, c’est nous faire une grâce, que de nous barrer l’accès à ces flots chargés d’effluents urbains, agricoles et industriels : ils brûleraient nos peaux et feraient fondre nos cheveux. La piscine de luxe, en bas de chez nos amis, suffit amplement.

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Les bravos de Shenzhen

Le soir, nous sommes allés écouter un pianiste français de grand talent, Roger Muraro, spécialiste de la musique d’Olivier Messiaen qui faisait une tournée entre Hong Kong, Shenzhen, Chengdu. Aussi grand que maigre, aux gestes amples et dramatiques, l’homme nous donna un concert éblouissant de pièces de Moussorgsky, Ravel et Tchaikovsky. C’est alors que nous apparut l’arriération de cette ville endormie et provinciale sous l’angle de la culture, quoique géante sous celui de l’argent et de la technologie. Son auditorium était caché dans un boisseau de béton, mal annoncé sur l’insipide grand-place, à deux pas de la mairie. A l’intérieur, la salle était suffisamment grande et équipée, mais sa robe aux damiers de bois au vernis fané apparaissait vieillotte et mal tenue. De même, le public applaudit poliment, et à peine le « bis » exécuté, se leva comme une compagnie militaire pour disparaître à la seconde, laissant l’auditorium vide à l’exception de l’artiste éberlué derrière son Yamaha longue-queue, et de la vingtaine d’étrangers présents (le concert étant sponsorisé par Areva et le consulat de de France, le programme du Festival Croisements).

Ceci me rappela le Pékin de 10 ans en arrière, le Beijing Concert-hall derrière la Place Tian An Men où l’audience, manifestement venue en raison de tickets de faveur distribués à l’entreprise, n’applaudissait jamais, se raclait la gorge à tout moment voire même, au moment le plus tragique, au silence pathétique ménagé par le chef au milieu d’une phrase musicale chargée d’émotion, administrait un crachat sonorissime dont chacun pouvait suivre l’atterrissage mou sur la moquette navrée…

Les bravos de Pékin

Quelques jours plus tard de retour à Pékin, nous nous trouvions avec Brigitte dans la sublime salle de concert du centre national des arts scéniques, autrement dit l’opéra d’ADP et Paul Andreu, que nous avions vu construire durant des années sous la supervision éclairée de notre ami l’architecte François Tamisier.  Nous étions au paradis : dans le parterre, parmi les premiers rangs, pour une soirée avec le Philadelphia orchestra sous la direction de Charles Dutoit, qui donna deux pièces magistrales de Stravinsky, à commencer par l’Oiseau de feu. Ce sont des moments où l’on ne connaît plus le temps, et où l’on vit une jouissance géniale, porté par la précision et l’émotion de l’orchestre, et la direction racée du chef au port élégant, aux mains comme dilettantes ou distraites et pourtant oniriquement précises.

A l’entracte déjà, cette salle de 2500 spectateurs croulait sous les bravos.

Quand reprit le Concert, sur le Sacre du Printemps, nous continuâmes à nous surprendre de la maturité mélomane de la salle. Surtout à la dernière  note : ultra stylé, l’auditoire applaudit à tout rompre, en canon, en aria, en fugue, sélectivement pour le maestro, le premier violon, sans compter le délire pour la grosse caisse. Au total, en plus du bis incontournable, je comptai 11 rappels, forçant Dutoit à retourner chaque fois des coulisses, faire se lever les musiciens, détailler tel ou tel héros du soir… Nous ne cachions pas notre ébahissement, à comparer la qualité d’écoute de cette salle face aux pratiques désinvoltes et frustes de 10 ans en arrière, et les progrès merveilleux enregistrés en moins de 10 ans…

Et puis quand même, décidément, quelque chose ne collait pas. Une telle tradition d’intimité avec la musique occidentale, ne se trouvait pas sous le pas d’un cheval. Ce n’est pas moi qui eu la puce à l’oreille, mais Brigitte, qui se rappela cet ami pékinois rencontré à l’entracte, que nous savions occuper une fonction importante à l’Opéra. Très bien habillé, d’une élégance rare, il arrivait de la zone de services, à l’arrière des coulisses, et s’installait dans la salle. Il nous avait salué, mais comme réservé et gêné de nous voir. Sur le coup, nous n’y avions pas prêté davantage attention. Pas plus qu’à la dizaine de personnes, ressemblant à des spectateurs, qui le suivaient et s’installaient à la file en diverses section de l’auditorium. Soudain le franc tomba : et si c’étaient eux qui, après des séances de répétitions d’applaudissements, entraînaient la salle chinoise, afin d’en rehausser l’apparence de culture et de compréhension ? Sous la direction de notre ami gêné de nous rencontrer ? J’en garderai toujours le soupçon…

Réécrire l’histoire

Il y a quelques semaines, nous étions au « 798 », le complexe d’arts modernes du quartier de Dashanzi, et découvrions une expo d’un genre horrible et génial : Zhang Dali, artiste dissident, avait collectionné des centaines de photos d’époque révolutionnaire, des années ’50 à ‘80, pour montrer « avant » et « après », les personnages qui disparaissaient des publications dans les mêmes clichés, une fois en disgrâce. Certains de ces matériaux étaient encore en cours de retravail : les exclus découpés aux ciseaux, et les indications portées par le chef censeur au dos de la photo. C’était à faire frémir.

Mais quel rapport, entre cette histoire et notre concert? Vous l’avez compris, c’était le commentaire du curateur de cette triste expo-témoignage. Certains personnages avaient été éliminés des photos, simplement pour faire de l’air à Mao, dans le paysage humain qui l’entourait et dont il était toujours le centre. C’était une correction innocente de l’histoire en marche. Un principe esthétique. D’une esthétique totalitaire se moquant des faits et des réalités. Or, les bravos retouchés de l’opéra national nous prouvent que cette esthétique est toujours parmi nous, de rigueur …

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