Vous connaissez l’affaire de Bo Xilai ? Ce patron de la ville de Chongqing, 35 millions d’âmes au bord du Yangtzé au cœur du pays, et ses ennuis qui font vibrer toute la Chine, auxquels nul ne comprend rien ?
Ce qui est sûr, est que, le 6 février, Wang Lijun, son homme de confiance, vice-maire et supercommissaire, ressentit un besoin pressant de quitter son domicile à la cloche de bois (d’aucuns précisent, avec perruque, lunettes de soleil et fausses plaques sur sa voiture), direction Chengdu à 324km, pour une visite impromptue au consulat des Etats-Unis. Peu après, il était rejoint par le maire de Chongqing et encerclé par 70 voitures de police (de Chongqing selon les témoins, de Chengdu selon le maire ; ce détail n’est pas insignifiant, car les deux villes sont de juridictions séparées, et la police de A n’avait rien à faire dans les murs de B). De très longues heures plus tard, il ressortait du consulat « de son plein gré », accompagné du maire, et du vice-ministre de la Sécurité publique, monté de Pékin par avion spécial comme garant de sa sécurité. Ceci laissait supposer que Wang était dès lors sous la protection du pouvoir suprême. Depuis lors, nul n’a plus jamais vu Wang, sous investigation. Les choses iraient plutôt mal pour lui aux dernières nouvelles, étant supposément accusé par Hu Jintao de « trahison », un crime souvent puni de mort. Mais pour Bo Xilai, les choses ne valent pas beaucoup mieux : dans ce conflit entre le roi de Chongqing et son vizir, Pékin accable ce dernier, mais Bo reste coupable de l’avoir longtemps protégé dans son palais : avec telle casserole derrière lui, son avenir politique s’arrête assurément.
Fils d’un compagnon de Deng Xiaoping, Bo Xilai s’était surtout fait une réputation nationale et mondiale, ces dernières années, en frappant la
mafia de la ville, provoquant quelques milliers d’arrestations et quelques condamnations à mort, dont celle du précédent premier flic de la cité.
Aujourd’hui, dans la tourmente qui l’entoure, des témoignages commencent à ressortir de l’étranger, de gens arrêtés, torturés et dépossédés pour le seul crime d’être riches. Bo avait aussi animé une très médiatique campagne « rouge » prenant tout le système de court, en réhabilitant activement Mao et ses valeurs. Il faisait passer en boucle sur une chaîne de TV de la ville tous les films révolutionnaires, et multipliait les chœurs communistes dans les parcs le soir, entonnant les ritournelles des écoles des années ’50-’60, « mei you gongchandang, jiu mei you xin zhongguo » « 没有共产党就没有新中国 » – « sans PCC, pas de Chine nouvelle »…
Et puis cette amie sur la cinquantaine m’a fait cette révélation inattendue, surtout de la part de quelqu’un qui a passé sa vie au contact d’une culture étrangère : sa génération se trouvait reflétée par, et confortable avec la démarche anachronique et réactionnaire de Bo Xilai.
J’ai été étonné : Bo, comme homme, a été beau, sémillant, tiré à quatre épingles, longtemps attiré par le bling-bling occidental. Comme Patron de Dalian au Liaoning (années ’90), il ne semblait pas avoir plaisir plus grand que de fréquenter les leaders Occidentaux de passage (de préférence américains, PDG ou Secrétaires d’Etat), sans oublier aux frais de la ville les correspondants étrangers.
Il passe aussi pour un loup solitaire, mal à l’aise avec ses pairs de la camarilla du Parti, à Zhong Nan Hai. Et c’est aussi, aucun doute la dessus, un administrateur dynamique et doué, cultivant l’initiative, là où les autres pratiquent l’attentisme et la cauteleuse procrastination. De ce fait, lui a toujours collé à la peau l’image d’un « petit prince », fils de luxe et mal branché. Barré par de nombreux jaloux, il n’a pas eu l’avancement auquel d’autres auraient eu droit. J’ai toujours soupçonné que ces campagnes « rouge » et « main propre » ne procédaient d’aucune sincérité, mais d’un plan froidement ourdi pour rectifier son pedigree et forcer Pékin à l’accepter au pouvoir suprême, en octobre prochain, en toute duplicité.
Or, l’avis de mon amie, celui de la génération des quadra ou quinca, changeait toute la donne…« Comme Bo, me dit elle, nous ressentons le besoin d’un « retour en arrière ». Toute une génération a vécu depuis 30 ans la politique d’ouverture, l’importation massive de libertés, technologies, capitaux, influences. Et celle de comportements dévoyés et choquants dus à la vénalité et à la prééminence de l’argent. Regarde, hier, on découvre à Dongguan (Canton) un paysan de 28 ans, descendu de sa campagne pour chercher du boulot, et qui se réveille dans un hôtel avec un rein en moins. Deux jours plus tôt, un intermédiaire l’a accroché, baratiné, convaincu de vendre son organe pour 20.000 yuans, ce qui est, au passage, le cinquième ou dizième du prix. Mais ce qui choque le plus, est ce genre de comportement. En 20 ans, nous avons perdu la morale socialiste – l’homme est devenu ‘ un loup pour l’homme ‘, et ça, ça nous fait peur ».
Bon, on les comprend. Ces Chinois urbains, diplômés sont devenus riches, ayant accès à de beaux appartements, des voitures à en faire pâlir les Occidentaux, des vacances à l’étranger, et à de belles études pour leurs enfants. Ils ne crachent pas dans la soupe, et sont reconnaissants envers ceux qui leur ont offert ce luxe. Mais en même temps, désorientés, ils n’en peuvent plus de la pollution qui encrasse leurs poumons, de la nourriture trop riche qui rend leurs enfants obèses, du stress d’être à l’heure au boulot et d’être productifs, ce que le socialisme n’attendait pas d’eux. Et de la mauvaise répartition des richesses, de la corruption, de la triche entre les milieux d’affaires et les cadres politiques. Des incapables, mais puissants, par le tampon qu’ils ont en main. Ils savent aussi que le modèle de croissance copié des Etats-Unis n’est pas durable, basé sur un gaspillage de ressources dont la Chine est naturellement pauvre et qu’elle doit massivement importer.
Pour rejoindre l’Amérique en nombre d’automobiles par habitant, elle devrait avoir 650 millions de voitures, qui aspireraient tout le pétrole aujourd’hui extrait au monde. Et de fait, elle mise aujourd’hui sur la voiture électrique et espère avoir, en 2030, quelques 350 millions d’unités, dont 70% fonctionnant sur batteries. Mais l’histoire ne dit pas par quel biais, par quelle centrale à charbon, elle produira l’électricité. En tout cas dès aujourd’hui, ce sont 1,5 millions de Chinois par an (des pères et des mères, des gens avec boulot et charge d’âmes) qui décèdent des fumées, celles industrielles, celles des voitures et celles du tabac.
Ajoutez l’incertitude, les angoisses dues à la crise mondiale, qui exprime une mutation profonde, pour longtemps, de la terre entière vers une économie à bas carbone : « On ne sait pas où on va, ajoute mon amie, on a envie d’une pause, d’un regard sur le style et les valeurs de la génération précédente, temps de faire le point ».
En somme : la Chine est en train de retourner à un jeu qu’elle aime beaucoup, aussi futile que vivifiant et indispensable : la quête de son identité, et l’examen de conscience. Qu’est ce que cela veut dire, être Chinois ? Et pour le prochain pas, qu’est-ce qu’on fait ? … . (la suite la semaine prochaine)